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L'hypothèse du
quai de Conti

Parce que les grands virages de l'Histoire se prennent le plus souvent dans l'ombre, à l'initiative de héros anonymes, des écrivains leur rendent justice en imaginant les circonstances de leur engagement. Philippe Sisbane est de ceux-là.

Tout le monde ou presque connaît le projet Manhattan, cette course à la bombe courue et gagnée par les Américains à la fin de la deuxième guerre mondiale. En réalité, plusieurs initiatives analogues ont été menées par les grandes puissances de l'époque, les plus grands chimistes nucléaires - que l'on n'appelait pas encore physiciens nucléaires - étant réquisitionnés pour l'occasion. La France n'était pas en reste. Or elle était occupée. Voici le point de départ du roman, mettant en scène des personnages ordinaires sur le point de devenir extraordinaires.

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L’auteur a bénéficié pour la création de ce texte d’une résidence d’écriture à la Maison de Chateaubriand, à Châtenay-Malabry.

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L'AUTEUR

Le réalisateur, producteur, scénariste, professeur et auteur Philippe Sisbane ouvre un nouveau chapitre de son histoire en devenant romancier. Une nouvelle corde à un arc déjà bien lesté que ce boulimique de culture tend avec vigueur. L'initiative n'a rien d'étonnant. Le visionnage de ses courts métrages (Doudou perdu, Le Coma des Mortels) ou de son long métrage (Félix et les Loups), l'écoute attentive de leurs narrations révèlent un romancier en sommeil, qui vient de se réveiller. Il a déjà commis deux livres (101 chansons de film aux éditions du Layeur et Les OFNI du cinéma fantastique & de SF aux éditions Terre de Brume) dans sa veine naturelle, sur ce thème du cinéma qu'il adore et dont il est une encyclopédie vivante. À ce propos, si le dynamisme de son premier roman fait parfois penser à un scénario voire à un livret de théâtre, il ne tombe pas dans le piège. La lecture est fluide, le texte est écrit à l'intention de lectrices et de lecteurs, pas pour des producteurs ou des metteurs en scène.


Pour en savoir plus sur l'homme, voici sa page wikipedia.

Philippe la science

Si vous discutez avec Philippe de son parcours de vie, il vous parlera volontiers de sa passion pour les sciences, en particulier la physique. Pourtant, le jeune Philippe fut orienté vers un cursus littéraire et artistique (il étudia le cinéma et l’histoire de l’art à l’Université Paris VIII) qui détermina son destin. Mais il n'a de cesse de réconcilier ses deux cerveaux, le créatif et l'analytique, d'où sa fertile rencontre avec Scenent.

À l'instar de Dédé la science, personnage décalé du film éponyme de Michel Gondry, Philippe la science aime par dessus tout fureter, creuser, examiner dans le détail, mémoriser, restituer et connecter les points. Il a incontestablement une mentalité de chercheur, un chercheur plein d'humour, pratiquant l'autodérision avec enthousiasme comme tous les grands modestes.

LES RENDEZ-VOUS À NE PAS MANQUER

Image de Elena Mozhvilo

3 août 2023 : P. Sisbane sur France-Culture

Invité d'Olivia Gesbert aux côtés de Stéphane Brizé et de Patrick Marcel, Philippe commente le film culte Brazil de Terry Gilliam, sorti en 1985 mais si novateur qu'il reste brûlant d'actualité. Voici le lien vers l'enregistrement de l'émission.

Octobre 2023 : Festival de Blois

Les éditions Infimes et Scenent seront présentes au Salon Les Rendez-vous de l’Histoire de Blois, du 4 au 8 octobre 2023, afin de présenter le roman L’hypothèse du quai de Conti de Philippe Sisbane. L'auteur sera également de la partie. Pour plus d’informations sur la 26ème édition de ce festival, cliquez ici

Microphones pour émissions de radio

LA GRANDE INTERVIEW, PAR P. MURAT

Pierre Murat – L’un de vos personnages s’appelle Pierre-François, est-ce un hommage à un film célèbre : Les enfants du Paradis ?

Philippe Sisbane – C’est un hommage involontaire. Lorsque j’écrivais ce texte, le prénom m’est venu spontanément, j’ai cru que c’était une idée un peu baroque que j’avais eue, et c’est la nuit suivante que je me suis souvenu des Enfants du Paradis et que je me suis rendu compte que je ressuscitais Lacenaire.

PM – Pourquoi avez-vous ouvert le roman sur les origines de ce personnage ?

PS – Une fois que j’avais eu l’idée du récit, j’avais commencé par établir un grand arbre généalogique de tous ces gens-là, de leurs parents, de leurs grands-parents, et des métiers des uns et des autres. Je ne l’ai retranscrit que pour Pierre-François, parce c’est lui qui est à l’origine de l’histoire, même s’il n’en est pas le protagoniste.

PM –Vous l’avez fait pour tous les personnages ?

PS – Absolument : pour tous les personnages, qu’ils apparaissent ou non dans le récit.

PM – Mais dans le roman, vous avez choisi de n’en privilégier que quelques-uns.

PS – Oui, j’en ai privilégié quatre sur un arbre généalogique qui en contient une quinzaine. 

PM – Je vous dis ça parce que le livre se clôt sur le destin de ce même Pierre-François. J’y ai vu le fil conducteur de l’histoire : il me semble qu’en ouvrant votre roman sur les origines de ce personnage et en le finissant sur ce qu’il devient bien après la fin de cette histoire, vous en faites vraiment la figure centrale de votre roman. 

PM – À dire vrai, je ne l’avais pas prévu. Les personnages principaux, c’était les trois jeunes. Et puis, à la marge, il y avait le père de l’un d’eux, qui permettait de leur donner un peu de pouvoir sur les événements du quotidien. Ce père, un personnage secondaire, donc, je ne voulais pas pour autant en faire une utilité, un père nourricier, je me suis donc servi de son existence pour parler aussi de la guerre. J’en ai fait un collaborateur, veule par certains côtés, mais peut-être mû par son amour pour son fils Thibault. Curieusement, plus je noircissais le personnage de Pierre-François, plus il s’humanisait et plus j’avais de facilité à m’identifier à lui.  

PM – C’est-à-dire ?

PS – C’est-à-dire que je n’avais pas d’effort à faire pour me mettre dans sa peau. Peut-être parce que la complexité de ses motivations contradictoires était plus en phase avec la complexité des intentions qui sont les nôtres dans la vie réelle.

PM – Mais vous ne pouvez pas comparer l’époque très précise dans laquelle vous situez votre roman à notre époque ?

PS – Les problématiques sont un peu les mêmes, l’armée allemande en moins.

PM – Rien que ça !

PS – L’état de paix, en France, aujourd’hui, ne rend pas les choses plus faciles, notamment pour la jeunesse : l’absence d’un ennemi à combattre, l’absence de valeurs clairement définies, ce n’est pas si confortable. Il se trouve que je donne quelques cours dans l’enseignement supérieur, et je n’ai pas l’impression qu’il soit plus facile d’avoir vingt ans aujourd’hui qu’en 1942. C’est un peu le paradoxe provocateur de Jean-Paul Sartre, en 1944, que vous connaissez : « Jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation allemande ».

PM – Oui, mais on peut dire aussi avec Boris Vian à propos de 1940 : « J'avais 20 ans et je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. »

PS – Certes. Toujours est-il que celui qui vit le plus de conflits, c’est peut-être le père, parce qu’il se retrouve écartelé entre sa loyauté supposée vis-à-vis de l’armée d’occupation, son patriotisme mal compris, et les intérêts de sa descendance. Entre les difficultés qu’il a à tout concilier et la position très particulière qui est la sienne – pour laquelle je me suis d’ailleurs inspiré de plusieurs savants français vivant à cette époque. Tout cela a fait que c’est le personnage de Pierre-François qui est devenu celui dont les motivations étaient les plus faciles à cerner, les décisions les plus faciles à comprendre et les dialogues les plus faciles à écrire.

PM – Effectivement on a vraiment l’impression qu’il est tout à la fois le fil conducteur, l’esprit maléfique, et le deus ex machina de toute cette histoire : on dirait qu’il fomente tout et regarde d’une façon presque ironique les comportements et les actes commis autour de lui.

PS – Il est de cette race d’hommes qui pensent qu’il faut s’adapter ou disparaître ; il s’adapte jusqu’à la compromission avec l’ennemi – bien qu’il terminera la guerre du côté de la Résistance. Et il survit. On ne saura pas en revanche ce que deviennent les protagonistes héroïques de l’histoire, auxquels il est difficile d’imaginer une vie après le temps des hauts faits et des exploits.

PM – Ce qui est bien, c’est que vous semblez – en bon romancier, d’ailleurs – définir les personnages, toujours, d’une formule. C’est le cas pour Pierre-François, mais c’est le cas aussi pour Thibault, le fils : il s’adresse à Hélène et il lui dit « Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait à toi, personnellement, les Allemands ? Est-ce qu’on ne leur ferait pas subir la même chose si on avait été vainqueurs ? » Tout de suite, le personnage est défini par une sorte d’indécision, de relativisme. Est-ce important, pour vous, de faire, en deux lignes, deviner un personnage ?

PS – La caractérisation m’intéresse beaucoup : qu’en une phrase le lecteur sache à qui il a affaire, définitivement, – sauf surprise. D’autre part, Thibault fait partie de cette génération qui a pu avoir quelques échos du comportement des Français dans la Ruhr lorsqu’ils l’ont occupée, en 1923, parce qu’il fallait que « l’Allemagne paye ». Et j’avais lu, lorsque j’ai écrit cette réplique, qu’une partie des agissements de l’armée d’occupation allemande, en 1940-1944, avait été calquée sur la politique française d’occupation en 1923 : le principe des otages, par exemple. On peut imaginer que Thibault a été impressionné, dans son enfance, par ces récits.

PM – Et vous réussissez, là encore, en une réplique, à définir son indécision !

PS – Thibault est effectivement un personnage indécis, au risque même de sa vie, puisqu’il hésite depuis longtemps entre vivre et se suicider ; il heurte en cela les héros positifs que seront Hélène et Lucien, et met en valeur leur courage, leurs forces de vie. À l’écriture, pourtant, ce sont précisément ses défauts et sa lâcheté qui me l’ont rendu peu à peu attachant. Je pensais être le seul à le percevoir ainsi, mais les quelques retours que j’en ai eus m’ont convaincu que les premiers lecteurs réagissaient comme moi : contre toute attente, c’était lui, l’abominable Thibault, celui qui ne recule pas devant le crime, qui attirait les cœurs !

PM – Quel regard portez-vous sur vos personnages ?

PS – Pendant tout ce temps que j’ai passé avec eux, j’ai fini par les aimer, même si je leur faisais faire des actes que je ne commettrais pas moi-même, même si je leur faisais proférer des paroles qui sont des crimes. Et encore, je m’interdisais quelquefois de leur faire accomplir des actes qui m’auraient arrangé – c’est toujours la tentation du marionnettiste, à laquelle il faut résister…

PM – Pourquoi ? Tout romancier est un marionnettiste !

PS – Oui – dans les premiers chapitres ! Mais une fois que l’histoire est en route, ce que les personnages ont révélé d’eux-mêmes au début réduit l’éventail des possibles – et je ne peux plus leur faire faire tout ce qui m’arrangerait.

PM – Vous pensez que les personnages obéissent à leur destin, et qu’il s’impose à eux ?

PS – Ils échappent peu à peu à la volonté de l’auteur : ils se sont installés dans l’ouverture d’éventail concédée au début, et si l’on veut forcer une plus grande ouverture, on risque que ça se déchire !

PM – Vous semblez dire que les personnages suivent leur logique. Mais n’est-ce pas la beauté de nos comportements que d’en sortir quelquefois ?

PS – C’est vrai. Mais souvent, ce qui, dans nos actions, paraît illogique sur le moment s’avère inévitable quand on y repense : on se dit, n’est-ce pas, que c’était en germe, et qu’il était presque impossible, tout compte fait, que cette « surprise » n’advienne pas ! Alors, jusqu’où est-on libre de faire ce qu’on veut, voire de vouloir ce qu’on veut…

PM – Vous insistez, dans le roman, sur les menaces extrêmement fermes que font peser les Allemands sur Pierre-François… 

PS – Ma grand-mère, qui était dans la Résistance, m’a longuement raconté ses souvenirs, et m’a démontré combien le discours moderne, suivant lequel les collaborateurs étaient nécessairement des salauds intégraux et les attentistes d’autres salauds de moindre envergure, combien ce discours, donc, était absurde, et combien il était difficile de juger une époque à l’aune d’une autre. Elle m’a rendu curieux, alors, je me suis documenté… Les complexités de cette époque, de ces sociétés – et plus précisément de monde des scientifiques – m’ont intéressé et m’ont donné envie de me servir de ce contexte pour développer deux ou trois idées qui me tenaient à cœur. Par exemple, que la maturité passe aussi par les expériences sexuelles, et qu’en quelque sorte, l’érotisme peut conduire à l’héroïsme, bref que l’on peut entrer dans la Résistance pour des raisons qui ne sont pas celles que l’on s’imagine soi-même.

PM – Comment s’est comporté le milieu scientifique, pendant l’occupation ?

PS – Il y avait cette idée que la science ne connaît pas de frontière – d’autant que, souvent les scientifiques, peu politisés, avaient beaucoup échangé, avant-guerre, d’un pays à l’autre, et il était difficile pour eux de mettre un terme brutal à des habitudes et des amitiés de longue date !

PM – Si je vous demandais de définir chacun des personnages par une qualité ou un défaut ?

PS – Pour ce qui concerne Pierre-François, c’est son amour inconditionnel pour son fils : c’est un père qui, à une époque où ce n’est pas dans l’air du temps, assume son rôle jusqu’au bout, au risque de se perdre. Il aime très fort – même s’il aime mal – et même s’il n’en a pas les dehors les plus visibles.

Pour Thibault, ce serait peut-être une certaine lucidité morbide – qui explique sans doute son pessimisme.

Hélène est une jeune femme issue d’un milieu modeste qui se retrouve parachutée dans cet univers de grands bourgeois auquel sa beauté lui a donné accès. Elle a de la suite dans les idées, du courage, et, surtout, de l’opiniâtreté. Et c’est elle seule qui allumera la flamme de la résistance dans le cœur des deux autres.

PM – Je parlais tout à l’heure de la faculté que vous avez de définir un personnage par une phrase, et je me demande si pour Hélène ce ne serait pas « Elle se rendit compte qu’elle n’avait jamais vraiment compris la logique avec laquelle plusieurs ponts reliaient l’Île Saint-Louis et l’Île de la Cité aux rives du fleuve, et l’une à l’autre. Elle eut la curiosité de s’approcher d’un plan, à l’entrée d’une bouche de métro, l’examina, et comprit. » Je trouve que ça la cerne très bien.

PS – C’est une façon de dire aussi qu’elle est tombée très amoureuse : il y a un moment, lorsqu’on tombe très amoureux, où l’on a l’impression de devenir plus intelligent, et où l’on devient sensible à des harmonies qu’on n’avait jamais remarquées auparavant. 

PM – Ce qui la définit en somme, c’est l’harmonieuse logique. Et quant au dernier personnage, Lucien, je n’ai pas trouvé de phrase qui le définisse aussi bien que les autres. Peut-être n’est-il que le jouet de tous les autres, et n’a-t-il d’existence que dans son rôle de victime ?

PS – Pour camper Lucien, j’avais cette idée que les victimes ne sont pas nécessairement sanctifiées par les épreuves qu’elles traversent. Je voulais donc en faire une victime dotée d’une grande libido !

PM – Ah, ce n’est pas incompatible !

PS – Il me semblait que ça tend à le devenir…

Par ailleurs, il y a une version de l’histoire de Lucien qui n’a existé que pour moi, uniquement le temps de l’écriture, et qui n’apparaît qu’au détour d’une ou deux phrases. C’est une hypothèse dans le registre du fantastique, où Lucien se demande s’il ne serait pas « mort en déportation à l’Est, et présentement réduit à hanter des lieux où il avait cru pouvoir vivre debout. » Peut-être, alors, tirerait-il partie de cette vie de spectre pour porter dans le monde réel une harmonie qu’il n’aurait pas connue de son vivant. Quitte à infléchir le sens de l’Histoire… 

PM – L’intrigue elle-même, ces documents dans le coffre, cette falsification, est-elle ce qu’Hitchcock appelait un MacGuffin : un objet très important pour les personnages, mais pas tellement pour les spectateurs, un prétexte au développement de l’intrigue ?

PS – Je pense que ça va dépendre des lecteurs : est-il important qu’avant la guerre, la location d’un terrain de cent kilomètres de diamètre avait été négociée, dans le Sahara, avec le ministère des Colonies pour y faire la première expérience avec une éventuelle bombe atomique ? Que, si la guerre n’avait éclaté que deux ans plus tard, les Français auraient été les premiers à posséder la bombe atomique – comme Leó Szilárd devait d’ailleurs l’admettre par la suite ? Je laisse le lecteur en juger.

Pour certains, ces considérations sur la physique nucléaire paraîtront superflues. D’autres s’amuseront peut-être de penser que, s’il y a, dans cette histoire, une part de vérité, les Français étaient peut-être, en 1939, à la veille de posséder la maîtrise du feu nucléaire. L’histoire de la seconde guerre mondiale et le destin de la France auraient pu être très différents !

PM – …Donc ce n’est pas un MacGuffin ?

PS – De mon point de vue non, mais il faut dire que je suis un passionné de l’histoire de la physique. Même si j’ai été, au temps de l’école, catalogué « littéraire » et interdit d’études scientifiques… Cette lointaine frustration a encore accru mon intérêt pour la dimension scientifique de cette histoire.

PM – Mais tout ce que vous dites à ce sujet est vrai ?

PS – Une grande partie : on ne sait trop sur la foi de quels rapports les dirigeants nazis, en 1942, arrêtèrent toutes les recherches sur la bombe atomique. On sait aujourd’hui que les Allemands n’étaient pas très avancés, étant partis dans de mauvaises directions, du côté de l’eau lourde, notamment. J’ai eu l’idée, en découvrant ces faits, de me glisser dans l’interstice de cette inconnue de l’Histoire et d’imaginer une réponse possible – qui me permettrait de développer quelques autres idées relatives à l’érotisme qui mène à l’héroïsme, dont je vous parlais tout à l’heure. Le feu de la passion éteint le feu nucléaire, en quelque sorte.

PM – On peut tout de même voir votre récit comme un film hitchcockien. Vous ne faites pas une thèse, mais si on veut y chercher quelque chose de vrai, on peut trouver le sérieux sous la manipulation du conteur…

Mais pourquoi avoir fait de la pièce secrète de l’appartement, dans laquelle se cachent les trois jeunes, un lieu de culte ?

PS – Eh bien, on sait que, des années avant le début du récit, il y avait une chapelle dans cet appartement, dans laquelle furent entreposées des œuvres d’art religieux juif, ce qui en a fait un étrange lieu œcuménique ; et parce que c’est une pièce inconnue des visiteurs, c’est là que les trois personnages vont confectionner leur falsification.

PM – Chambre interdite et cachée, en quelque sorte, comme dans un conte ?

PS – J’ai peut-être été marqué par Barbe-bleue – même s’il n’y a pas de cadavres derrière la porte. Mais surtout, il se trouve que lorsque j’avais 5 ans, à Nice, une amie de mes parents habitait un appartement en face duquel – sur le même palier – se trouvait un grand studio transformé en chapelle. Avec son fils, il m’arrivait d’aller jouer dans cette chapelle, et comme on était vaguement conscient du caractère sacré de l’endroit, ça conférait à nos jeux une dimension magique – ou sacrilège, comme on voudra – que je n’ai jamais oubliée : je me rappelle encore combien j’étais intrigué par la petite lumière rouge qui indique, comme chacun sait, la présence effective du Bon Dieu… Des années plus tard, j’ai donc tenté de retranscrire ce sentiment d’un merveilleux sacré, tel que je l’avais ressenti alors, quoique je n’avais jamais reçu d’éducation religieuse...

PM – Du coup, avec cette chambre secrète, l’appartement revêt presque un aspect fantastique ! Tout devient irréel, dans ce décor : même le comportement des personnages, finalement, s’avère un peu flottant, et ça rejoint ce que vous nous dites sur le personnage presque fantomatique de Lucien ?

PS – Effectivement, une chapelle privée n’est-elle pas le meilleur choix pour un fantôme en quête d’un havre ? Surtout si des objets d’art religieux juif y ont été entreposées par un collectionneur avisé ! Par ailleurs, je connais l’impact que peuvent avoir des décors de cinéma réussis sur des acteurs ou sur l’équipe d’un tournage. Et je voulais raconter l’impact d’un décor réel sur les velléités héroïques de ceux qui s’y réfugient.

PM – Privilégiez-vous la vraisemblance ou la rapidité ? La scène où René, l’ouvrier, convainc Hélène de le rejoindre dans l’illégalité est presque invraisemblable par sa rapidité. 

PS – Les quelques décisions importantes que j’ai prises dans ma vie, je les ai toujours prises d’une façon très rapide, car elles obéissaient à des motivations pensées de longue date, quoique plus ou moins inconscientes. Par exemple, à 18 ans, ma décision de quitter Nice pour partir à l’aventure à Paris, sans point de chute, je me rappelle l’avoir prise en deux minutes, le temps d’un dessert dans une cafétéria. Cela engageait pourtant toute ma vie ultérieure. Je ne crois pas aux grandes décisions mûrement réfléchies – en tous cas pas systématiquement, et j’ai donc voulu donner à cette scène le caractère nerveux et impulsif de ces grands choix tels qu’on les faits dans la vie réelle.

PM – Donc Hélène choisit en un quart de seconde de faire confiance à cet homme pas si sympathique ?

PS – Elle commence par dire que non, elle ne fera pas ce qu’on lui demande ! Elle n’est pas particulièrement séduite par René, mais peut-être ressent-elle intuitivement qu‘il s’agit de la rencontre avec son destin ? 

PM – Comment jugez-vous les toiles de Thibault, qui essaie d’être peintre ?

PS – C’est un créateur qui glisse peu à peu vers l’abstraction. J’ai pensé, en décrivant ses toiles, à Giorgio de Chirico, à Salvador Dalí et à Nicolas de Staël, et l’histoire de Thibault n’est pas sans rapport avec ce dernier.

Je pense que Thibault à un vrai talent, et que tout le monde s’en fiche. Il n’en demeure pas moins que, des années plus tard, son père aura la révélation de la valeur de sa peinture – mais est-ce que toute création talentueuse finit nécessairement par accéder à la notoriété, je ne le crois pas.

PM – Pourquoi en avoir fait un suicidaire ?

PS – Peut-être parce que c’était son projet de vie ? Peut-être aussi pour contredire la maxime détestable qui assure que « les gens qui menacent de se suicider ne le font jamais »…

PM – Lorsqu’il voit pour la première fois l’étreinte entre Hélène et Lucien, il ne réagit pas…

PS – Eh bien, d’un côté cela ouvre des perspectives sur la suite des événements. D’autre part, le fait que l’on n’assiste pas à une scène de théâtre de boulevard m’a semblé plus intéressant pour le lecteur. On peut noter enfin que son impuissance sexuelle disparaît à partir de ce moment-là. Thibault a donc peut-être l’intuition d’avoir tout à gagner à laisser les choses suivre leur cours.

PM – Vous peignez véritablement un ménage à trois ! Vous avez pensé à Jules et Jim ?

PS – Le schéma n’est pas tout à fait le même, puisque les combinaisons amoureuses y sont plus nombreuses que dans Jules et Jim. 

Au reste, je me suis placé dans une perspective où les étiquettes ne sont pas celles d’aujourd’hui, où les personnages vivent des expériences sensuelles sans s’inquiéter de ce qu’elles ressortissent à tel ou tel groupe, à telle communauté – puisque ces étiquettes n’existent pas encore à cette époque – et puisque Thibault, Hélène et Lucien n’ont pas vraiment d’idée de ce qu’il convient de faire ou pas : ils sont comme des explorateurs qui, enivrés par leur propre audace, vont chaque jour un peu plus loin, jusque dans des domaines inconnus d’eux – et d’autant plus inexplorés qu’ils ne figurent pas sur les cartes de l’époque.

PM – Pour vous, le sexe est révolutionnaire ?

PS – En tous cas il peut le devenir. Quelquefois.

PM – On a parlé de la complexité de Pierre-François, mais c’est finalement Thibault qui évolue le plus, puisqu’il se découvre différent à la fois filialement, religieusement, sexuellement et politiquement : il est celui qui vit le plus de conflits, et il est celui qui en apprend le plus sur lui-même ?

PS – Oui – et ça, c’était la toute première prémisse de ma démarche : les gens sont ce qu’ils s’imaginent être. Il n’y a pas d’appartenance objective à une religion, à un milieu social, à une sexualité, à un roman familial, etc. Dans le cas de Thibault, ce qu’il s’est toujours imaginé être s’effrite et s’effiloche lorsqu’il découvre qu’il n’est pas le fils de son père, avec toutes les conséquences qui en découlent. Dès lors, il se retrouve à devoir s’inventer, à devoir se construire une identité qui ne figure sur aucun des papiers qui lui ont été remis, et à faire ainsi l’expérience angoissante de la liberté.

18 avril 2023

Prise de son réalisée par Hadrien Doumenge et Barnabé Lemeille

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