Un vrai écrivain, avait-elle ajouté, suscite des débats mortels chez les vrais lecteurs, qui sont toujours en guerre, peut-on lire dans La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr, publié aux éditions Philippe Rey et Jimsaan. L’auteur sénégalais a reçu le prix Goncourt 2021 pour son roman le mercredi 3 novembre dernier.
Cette citation n’a pas été choisie au hasard. Installés confortablement sur leurs fauteuils, l’écrivain Bertrand Ploquin et son éditeur Christian Auriach ont échangé leurs points de vue au sujet de La plus secrète mémoire des hommes. Deux passionnés de littérature, deux avis différents.
Christian Si on revient aux origines du prix, de mémoire, le Goncourt est fait pour découvrir une nouvelle façon d’écrire. Quelque chose qui surprend. Typiquement, le Goncourt de 1919. Proust, c’est différent.
Bertrand Oui, effectivement. J’ai retrouvé ça chez Quignard. Il méritait parfaitement le Goncourt. En plus du respect de la « ligne éditoriale », il y a une qualité d’écriture, une intelligence, sans parler du travail d’innovation dans l’écriture.
Christian Ceci étant, on peut quand même rapprocher les expériences oulipiennes de Le Tellier d’un travail d’innovation.
Bertrand Est-ce qu’on salue l’ensemble d’une œuvre ou est-ce qu’on salue un livre ?
Christian Normalement, on ne salue pas l’ensemble d’une œuvre. Enfin, si on se réfère aux origines, on salue l’arrivée d’un nouvel écrivain.
Bertrand On est d’accord.
Christian En revanche, au risque de te surprendre, j’ai trouvé La plus secrète mémoire des hommes magnifique. Je suis un fan quasi inconditionnel de ce livre. Je crois que je vais manier l’emphase. C’est peut-être la plus belle chose qui soit arrivée à l’humanité en ce premier quart de siècle.
Bertrand En effet, tu vas loin !
Christian Il est l’un des exemples les plus parfaits de ce que doit être un livre : authentique, remarquablement construit sans pour autant dévoiler son échafaudage. Une impression de maîtrise de la langue, de l’histoire, des personnages, du substrat philosophique aussi. L'éditeur Felwine Sarr a écrit un livre, Afrotopia, qui décrit une Afrique qui s’invente elle-même. J’aime beaucoup cette idée et ce message même si en tant qu’éditeur, je suis plutôt en recherche d’esthétique. Et je suis comblé avec La plus secrète mémoire des hommes.
Bertrand Encore une fois, je te rejoins. On n’est pas tant en désaccord que ça. Ce que tu évoques du projet du livre sur cette Afrique qui cherche à être elle-même tout en se dépassant, de cette francophonie qui cherche à avoir sa propre identité sans devenir de la littérature française, on le retrouve très clairement et c’est magistralement écrit sur les 150 premières pages. Ce qui me gêne, c’est qu’il y en a 450.
Christian J’ai beaucoup aimé la suite aussi.
Bertrand C’est là que le roman se perd. Si on doit résumer l’intrigue du livre, il s’agit de la quête d’un jeune écrivain à la poursuite de son idole, un autre écrivain plus âgé qui a disparu après avoir commis un chef d’œuvre. Lequel chef d’œuvre a lui-même été décrié : on l’a accusé de plagiat. Ce qui permet d’aborder cette notion-là. Tout cela est très clair en 150-200 pages. Ensuite, pour moi, il n’y a que de la redite. De la redite bien dite, je veux bien, mais arrive un moment où je finis par ne plus savoir qui parle. Je finis par ne plus savoir ce que ça apporte aux personnages. D’ailleurs, ça n’apporte finalement pas grand-chose. On est dans cette quête éperdue où rien ne se résout vraiment à la fin. Je ne veux pas spoiler quoique ce soit mais pour moi, il y a facilement 200 pages de trop. J’aurais vraiment salué le chef d’œuvre s’il avait été plus concis. S’il avait été plus structuré.
Christian Il m’aurait manqué quelque chose si La plus secrète mémoire des hommes s’était arrêté à la page 150 : la fin du livre. Je suis entré dans cet univers. Ce bouquin fait partie des rares bouquins qui soit sorti depuis ma naissance et qui a une chance de devenir un grand classique. Je ne mâche pas mes mots. Je le mets quelque part entre l’œuvre de Stendhal et l’œuvre de Kessel, en termes de notoriété et de durabilité. Chapeau aux éditeurs parce qu’ils ont poussé un livre qui a un contenu assez littéraire. Quand le sujet du livre c’est le livre et l’écriture, forcément on a un soupçon d’élitisme, d’entre soi… Je ne le vois pas du tout comme ça. Je le vois très universel, très grand public, très révélateur, très juste. Chaque phrase est pesée. Le mot qui jaillit dans mon esprit est authenticité.
Bertrand Je suis assez d’accord. C’est toujours ceux qui aiment qui ont raison. Mais c’est bien ce qui me gêne d’autant plus. Au-delà des pages en trop, je pense qu’on n’aurait pas perdu de l’intérêt du livre en faisant plusieurs tomes par exemple. Au contraire, on aurait probablement augmenté sa qualité. Tu parlais de Goncourt, il y a L’emploi du temps qui était aussi très bref et que j’ai adoré pour la qualité de la langue, pour le sujet traité et bien sûr pour sa brièveté. Même si je n’en fais pas un critère en soi. Mais là, si.
Christian Est-ce que tu as aimé des livres longs ?
Bertrand Bien sûr.
Christian Lesquels ?
Bertrand Le Quatuor d’Alexandrie (Lawrence Durell), Les poneys sauvages (Michel Déon).
Christian Donc pas de souci, ce n’est vraiment pas ça.
Bertrand Non, non. Moby Dick (Herman Melville) est un pur chef d’œuvre !
Christian Dans ces livres longs, qu’est-ce qui fait la différence avec La plus secrète mémoire des hommes ?
Bertrand Tu parlais de Stendhal par exemple. Sa plume est d’autant plus belle qu’elle va servir une aventure.
Christian Des rebondissements, des tableaux.
Bertrand Des tableaux, oui, avec un décryptage et une mise en abîme que je trouve vraiment merveilleuse. Ça fait longtemps que je n’ai pas lu Stendhal mais j’en garde un sacré souvenir.
Christian Je vois vraiment La plus secrète mémoire des hommes comme ça.
Bertrand Ah oui ?
Christian C’est une succession de tableaux, de lieux.
Bertrand Pour moi, c’est une succession de cafés pris autour d’une table à n’en plus finir, de discussions jusqu’au bout de la nuit entre les personnages. On finit par ne plus savoir qui est qui.
Christian Il y a un petit entrelacement de personnages qui n’est pas si compliqué que cela. À côté du Seigneur des Anneaux (J. R. R. Tolkien) c’est plus simple quand même.
Bertrand Tu parles d’un livre que je n’ai pas aimé non plus.
Christian Je n’ai pas aimé non plus.
Bertrand On va se faire jeter par les trois quarts des auditeurs en disant qu’on n’a pas aimé Le Seigneur des Anneaux.
Christian On dit la vérité. Ce qui ne veut pas dire que Le Seigneur des Anneaux n’a pas de mérite. Il a un mérité énorme : celui d’avoir mobilisé des foules autour d’une œuvre d’art. Je n’ai aucun problème avec ça. Je ne goûte pas ces livres où il y a trop de personnages. Dans La plus secrète mémoire des hommes, il y en a quelques-uns mais on identifie parfaitement les personnages principaux. Il y a une logique de poupées russes entre le héros et les témoins qui demande un peu de gymnastique. Il y a 3 niveaux de poupées russes...
Bertrand Il y a en plus que ça. Entre l’auteur, les éditeurs, la femme qui traite du sujet...
Christian L'écrivaine.
Bertrand Il y a plusieurs écrivaines. Tu as la jeune écrivaine africaine, tu as la vieille écrivaine...
Christian Il y a des personnages secondaires. La vieille écrivaine, comme tu dis, est un personnage principal. Tu as le héros du livre, qui est lui-même un jeune écrivain qui arrive à Paris. Ce héros du livre a une interaction directe avec l’écrivaine installée qui vit à Amsterdam. Laquelle a eu une interaction directe avec une critique littéraire. Laquelle critique littéraire a eu une interaction directe avec les éditeurs. Lesquels éditeurs ont eu une interaction directe avec le deuxième héros du livre, qui est l’auteur phare d’il y a quelques décennies. Voilà, c’est terminé.
Bertrand J’aurais aimé que ce soit aussi clair dans le livre.
Christian Je ne l’ai pas inventé, je l’ai lu dans le livre.
Bertrand Je suis d’accord, tu l’as lu et tu as cette capacité de synthèse. Mais moi ça m’a totalement perdu. Ce n’est pas aussi clair que ça dans le livre. Tu as le narrateur, le personnage principal, qui raconte sa rencontre avec l’écrivaine à Amsterdam qui raconte sa rencontre avec la critique. Tout cela dans un même dialogue. C’est là que, pour moi, il y a un travail qui n’a pas été fait de la part des éditeurs.
Christian Intéressant.
Bertrand Attention, encore une fois, il y a 150 pages dont je ne retirerai pas un mot. Mais je ne suis pas éditeur. J’ai été émerveillé. Il n’y a pas une phrase à côté. Il n’y a pas une phrase de travers. Il n’y a pas une phrase trop longue. Il n’y en pas une trop courte. Dans les 150 premières pages, c’est une merveille absolue. Mais dès qu’on rentre dans la deuxième partie, la quête, pour moi on se perd totalement. Je trouve dommage que, sous prétexte de « travail littéraire », il y a un travail un peu prétentieux qui consiste à dire « je vais créer un nouveau type de dialogue qui va être du dialogue dans le dialogue dans le dialogue ». Il y a une audace qui a été choisie qui ne fonctionne pas.
Christian Je comprends ton point de vue. Pour moi, l’audace fonctionne. Je pense que cette complexité est bien dosée et qu’au contraire, elle permet de montrer le résultat d’un exercice. C’est un jeu de déperdition d’information à chaque interaction dans un sens et dans l’autre. Il y a un mécanisme d’enquête à travers ces interactions imbriquées en poupées russes qui m’amuse, qui me fait rire de plaisir. C’est le même genre de truc que je ressens quand je lis du Proust, de temps en temps. Je ris tout seul. Heureusement qu’il n’y a pas de témoin !
Bertrand J'ai le même réflexe.
Christian Mohamed Mbougar Sarr génère ça chez moi. Plutôt, son livre génère ça. Il passe ce message régulièrement et nous rappelle que ce qui compte c’est le livre et pas l’écrivain. Qu’est-ce qu’il a raison de dire ça ! Il égratigne un peu les aînés… Mais tout ça est juste.
Bertrand Tu me donnes quand même envie de relire les 150 premières pages. J’ai quand même un très bon souvenir de ces pages-là. Peut-être qu’avec une seconde lecture et un peu de temps passé, j’irai plus loin et je comprendrais ce que tu as compris, et qui moi m’échappe.
Christian Est-ce que je l’ai compris ou est-ce que ça a touché chez moi une corde sensible ? Je pense que c’est peut-être plus simple que ça.
Bertrand Je crois, de mémoire, que le prix a été accordé à l’unanimité au premier tour.
Christian Ce qui n’est pas courant. En cela je rends hommage aux éditeurs, aux jurés… Chapeau ! Cette unanimité marque le coup. Quelque chose de différent s’est produit.
Bertrand Je suis d’accord.
Christian Il a une puissance. La puissance de la grande œuvre. Tout le monde peut retrouver des moments de sa vie dans ce livre. Il a un côté universel. Il a un côté très actuel et en même temps, de cette actualité, il en décode des ressorts intemporels. La plus secrète mémoire des hommes peut être lu dans 50 ans avec bonheur.
Bertrand En t’écoutant, je me dis qu’il y a peut-être aussi un élément qui a teinté ma perception. Je ne sais pas si tu l’as lu en tant qu’éditeur ou en tant que pur lecteur…
Christian Je suis les deux. J’ai lu La plus secrète mémoire des hommes en tant qu’objet de plaisir. Pour moi, un livre est d’abord un objet de plaisir.
Bertrand C’est vrai. À chaque fois que je lis un livre, je me pose la question en tant qu’auteur : Est-ce que j’aurais aimé écrire ça ? Est-ce que j’aurais aimé le faire comme ça ? Est-ce que ça me gêne ?
Christian Je ne suis pas Mohamed Mbougar Sarr. Tu ne l’es pas non plus. Chaque auteur écrit son et ses livres. J’ai dû mal à me poser cette question.
Bertrand Elle fait partie de mes motivations quand j’écris.
Christian Dans ce fauteuil-là, il y a eu un Monsieur qui s’appelle Bernard Franco. Une sommité en France et en Europe de la littérature comparée puisqu’il est Président de la Société Européenne de Littérature Comparée, ancien élève de l’École Normale Supérieure et professeur à la Sorbonne. Je le remercie encore de garder un œil bienveillant sur notre petite maison d’édition. Ce Monsieur te rejoint en disant qu’il n’y a pas d’œuvre originale, tout livre a une filiation. De même que les philosophes sont juchés sur les épaules de leurs aînés… Les grandes œuvres littéraires sont juchées sur les épaules de leurs aînés. Je reconnais tout à fait que la création littéraire est un acte de sublimation de ce que l’on a reçu. J’en suis convaincu. On n’est rien sans tous les évènements et les gens auxquels ont a été exposés. On ne peut pas produire un texte si on n’a pas lu ou entendu des textes avant. J’aime l’implicite de ce point de vue. J’essaie d’oublier ça.
Bertrand Je pense qu’on oublie nécessairement à moins de vouloir faire un travail d’imitation ou de pastiche.
Christian Dans La plus secrète mémoire des hommes, on dédouane le pseudo plagieur. Il ne plagie pas, il assemble. L’acte d’assembler brillamment doit être reconnu à sa juste valeur.
Bertrand Je suis totalement d’accord. J’ai pris plus de plaisir à lire La plus secrète mémoire des hommes que L’Anomalie et j’y ai appris davantage. Il y a plus de philosophie dans ce livre que dans certains précédents. Et c’est aussi de là que vient ma déception. Après un élan formidable, j’ai eu une espèce de fin de parcours douloureux. Ça contribue à mon sentiment. Mais ça reste un très bon livre, attention. On est d’accord au moins sur ce point, c’est sur la mesure du très bon qu’on aura peut-être quelques différents.
Christian Heureusement qu’on a des goûts différents, c’est comme ça qu’on se nourrit mutuellement. Y compris dans notre relation écrivain-éditeur. Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore AF17 Pour New York, on vous en a mis quelques-uns pour encadrer La plus secrète mémoire des hommes.
Bertrand Les derniers qu’il reste !
Christian Mais on en réimprimera, ne t’en fais pas. AF 17 Pour New York, un recueil de nouvelles sélectionné par deux prix nationaux que sont le prix du Premier recueil de nouvelles de la SGDL et le prix Litter’Halles de la Nouvelle de Decize. Pour tous les amateurs de belle littérature, rendez-vous à Decize au mois de mai.
Bertrand Merci !
Christian À très bientôt Bertrand !
Découvrez AF 17 pour New York de Bertrand Ploquin sur le site des éditions Scenent en cliquant ici. Un grand merci aux lectrices et aux lecteurs qui ont donné(e)s leurs avis de lecture en commentaire de cet article et sur Babelio.
Et si vous voulez réagir aux propos croisés de Christian et Bertrand, n'hésitez pas à commenter le présent article !
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